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L'Express du 10/11/2005

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Le n°1 de la violence

par Laurent Chabrun, Romain Rosso

De la délinquance des mineurs aux homicides, la Seine-Saint-Denis, d'où sont parties les émeutes, cumule les records. Enquête dans un département socialement sinistré et où la loi, parfois, n'a plus droit de cité

Ce n'est pas l'effet du hasard si les émeutes ont débuté en Seine-Saint-Denis. Ce département, aux portes de Paris, conjugue, on le sait depuis longtemps, de multiples difficultés : taux de chômage record, urbanisme dégradé, multiplication des cités, immigration clandestine massive, etc. Côté délinquance, l'économie souterraine gangrène les cités, les bandes s'y déchirent, et les jeunes y sont, plus qu'ailleurs, mêlés aux trafics et aux agressions. Car c'est surtout par sa violence que se distingue le « neuf-trois » ou le « neuf-cube ». Ces derniers jours, elle a franchi un nouveau stade. Radiographie d'un département, qui a mis le feu aux poudres.

135 304 crimes et délits ont été officiellement recensés l'an dernier en Seine-Saint-Denis. Bien qu'en baisse depuis 2001 - une année exceptionnelle - la délinquance a augmenté de près de 30 % en dix ans. «Par rapport aux autres départements de la petite couronne parisienne, la densité des faits de délinquance est sans commune mesure», souligne Jacques Méric, directeur départemental de la sécurité publique. Avec environ 100 000 habitants de plus, les Hauts-de-Seine, par exemple, totalisent 30 000 infractions de moins.

La délinquance de voie publique, celle qui pourrit la vie des citoyens, ronge le 93. En 2004, la police a enregistré 10 466 vols avec violence, deux fois plus que dans le Val-de-Marne, les Hauts-de-Seine ou le Val-d'Oise. Et ils ont grimpé de 32 % en dix ans. «En se comportant violemment, un délinquant court moins de risques d'être pris, car le vol se fait plus vite, explique froidement un policier. C'est une question de rentabilité.»

Ainsi, les vols à la portière deviennent un véritable fléau en Seine-Saint-Denis. Des jeunes à pied ou à scooter se placent à des endroits stratégiques, lors des embouteillages quotidiens sur la RN 1 ou dans le tunnel de l'autoroute A 1, avant la porte de la Chapelle. Très mobiles, ils cassent les vitres des voitures avec des morceaux de silex ou des bougies d'allumage. Les femmes seules et les taxis revenant de l'aéroport de Roissy sont particulièrement visés. «Si la personne résiste, ils n'hésitent pas à la frapper», indique un officier.

«Auparavant, on pouvait avoir peur d'être attaqué; aujourd'hui, on peut être tué»

Autre exemple de cette violence : le saucissonnage ou le vol à l'arraché. Le 25 octobre au soir, à Aubervilliers, deux individus encagoulés et armés pénètrent de force chez un homme de 36 ans. Après l'avoir ligoté, ils lui assènent deux coups de crosse sur la tête. Butin : 850 euros. Parfois, on frôle le drame. Ainsi, le 19 octobre, à Aulnay-sous-Bois, Jérémie, 17 ans, a eu la peur de sa vie en se faisant dérober son téléphone portable : l'auteur, armé d'un pistolet, a appuyé sur la détente, mais aucun coup n'est parti… Les armes blanches et de poing ne se comptent plus. Le 17 octobre, par exemple, les policiers se rendent à Clichy-sous-Bois, chez un menuisier de 20 ans auteur de nombreuses infractions au Code de la route. Ils découvrent des câbles électriques et un pistolet modèle Python, calibre 360, dont le numéro de série a été limé.

Non seulement frapper quelqu'un pour le voler n'est plus un tabou, mais la gravité des actes, elle aussi, augmente. «Auparavant, on pouvait avoir peur d'être attaqué; aujourd'hui, on peut être tué», s'alarme un élu. Le département bat en effet des records pour le nombre d'homicides : 57 en 2004 (+ 18 % par rapport à 2003); le plus souvent, il s'agit de simples différends, qui tournent mal. Un homme est mort pour avoir refusé de donner une bouteille à l'une de ses connaissances, alcoolique. Ce dernier l'a d'abord insulté, puis frappé à l'aide d'une batte de base-ball, avant de lui porter une vingtaine de coups de couteau. A la suite d'une querelle, à Aubervilliers, un autre individu est décédé dans la rue, atteint à l'abdomen par une balle de 9 millimètres.

«La guerre de deux mondes»

Me Daniel Merchat, avocat de la Seine-Saint-Denis, a, pour le moins, un parcours atypique. Ancien commissaire des Renseignements généraux, chargé des courses et des jeux, puis affecté à la sécurité publique, il a décidé de quitter la police pour devenir avocat. Il a choisi de s'inscrire au barreau de Bobigny, où il défend, entre autres clients, les agresseurs et les dealers.

Comment réagissez-vous aux événements ?
Je suis catastrophé. Comment a-t-on pu arriver à un tel gâchis ? Il faut comprendre que la situation ici est absurde. Nous assistons à la guerre de deux mondes, qui réagissent chacun en fonction de l'image, qu'il se fait de l'autre. Pour beaucoup de jeunes des cités, la police n'est là que pour les harceler, les contrôler ou les interpeller. Les policiers, eux, pensent n'avoir souvent affaire qu'à des délinquants ou des casseurs et agissent uniquement pour maintenir l'ordre. D'où un phénomène, de part et d'autre, d'incompréhension.

Mais la violence, elle, est bien réelle ?
La violence dans les cités n'est, le plus souvent, que la forme dégradée du langage. Certains jeunes, totalement déscolarisés, ne savent s'exprimer que par la violence et par les coups, y compris entre eux. De même, ils n'ont pas baigné dans la culture judéo-chrétienne, ils n'ont pas la même référence du bien et du mal. Leur valeur ethnique est celle de l' «honneur». Des parents, par exemple, ne comprennent pas les punitions infligées à leurs enfants à l'école; ils pensent que le professeur les a «offensés».

Comment expliquez-vous la place de la criminalité dans la Seine-Saint-Denis?
Le tribunal de Bobigny est en effet le deuxième de France pour le nombre d'affaires: flagrants délits, délinquance des mineurs, trafic de drogue... Dans ce dernier domaine, la «demande» est considérable: 45 % de la vente du shit se ferait dans les établissements scolaires. Et, quand on dit qu'une cité est tenue par les trafiquants, c'est plus compliqué. Il n'existe pas de structure pyramidale avec un grand caïd au sommet - ce serait trop simple. Il s'agit plutôt de réseaux, qui communiquent entre eux. A la base, beaucoup de ces jeunes sont sans qualification, sans emploi et sans revenus. Or, dans la société, être, c'est avoir. Il leur faut des polos Lacoste et des chaussures Nike, alors ils dealent.

Que peut-on faire, dans ces conditions?
Sur le plan de la sécurité, il faut absolument que les policiers soient immergés dans les cités. Dans une ville du département officie une femme brigadier de 45 ans, qu'ils appellent tous «Mamy» et qu'ils vont voir en cas de problème… Il est urgent de renouer le contact, de sortir des tranchées et de se parler.

par Jean-Marie Pontaut

Les prises d'otages et les séquestrations - 155 en 2004 (+ 32 % par rapport à 2003) - sont de plus en plus érigées en mode de règlement des conflits. «Elles ont pour unique motif le recouvrement musclé des créances», explique un commissaire du SDPJ 93. La plupart sont liées au trafic de drogue dans les cités, ou aux problèmes des clandestins. Deux réseaux de passeurs chinois, issus de la même province, sont tombés récemment. Après leur arrivée en France, les étrangers étaient pris en charge par une organisation, qui les maltraitait en attendant que leurs familles paient. Deux femmes violées sont ainsi passées par la fenêtre en tentant de fuir leurs geôliers. Un homme a été retrouvé ligoté et bâillonné en bas de son immeuble. Il avait été battu à coups de barre de fer avant d'être défenestré.

Certaines communautés étrangères, qui peuplent en nombre la Seine-Saint-Denis, importent leur propre délinquance et leur lot de violence. «Certaines n'ont pas de limites», indique un policier. Le 25 juillet, une bagarre entre une trentaine d'individus, dont deux armés de sabre, a éclaté dans un cinéma tenu par un Sri Lankais. Une femme originaire du même pays a subi des brûlures sur tout le corps et des coups de pied, de poing et de câble par son mari - et ses enfants ! - qui la soupçonnait d'adultère… «Puisque les Maghrébins sont installés dans le trafic de drogue, les Noirs cherchent à s'imposer dans d'autres business : les vols à la portière ou le carjacking », remarque un commissaire.

Une véritable PME de la drogue
Le dramatique assassinat de Jean-Claude Irvoas, à Epinay-sur-Seine, parce qu'il avait le tort de prendre des photos de candélabres dans un quartier, auquel il était étranger, est la triste et révoltante illustration d'un autre phénomène, plus grave pour l'avenir. «C'est le signe de la ghettoïsation de certains quartiers, analyse Bruno Le Roux, député (PS) de la circonscription. Sa voiture n'est pas d'ici, on ne le connaît pas, il n'a rien à faire là, donc on le dépouille et on le frappe. Dans l'échelle de l'inacceptable, c'est le summum.» «Chaque cité est un champ clos», confirme un commissaire des Renseignements généraux, qui souligne la recrudescence des bandes depuis le début de l'année.

A Pantin, au début de 2005, deux bandes rivales, de la cité Hoche et de celle des Courtillères, se sont affrontées près d'un centre commercial. Un coup de feu a été tiré. En septembre, à Noisy-le-Grand, la police a interpellé une vingtaine de jeunes, qui se bagarraient à coups de nerf de bœuf, de couteau et de barre de fer, après un concert de rap. «Ces phénomènes, à la base des violences urbaines, n'ont rien à voir avec les gangs américains, beaucoup plus structurés, souligne un spécialiste des RG. En France, les bandes s'articulent autour d'un petit noyau d'individus, liés par le territoire de la cité. Mais les groupes peuvent s'élargir de façon ponctuelle, en fonction des circonstances, pour s'affronter ou, comme en ce moment, mettre le feu et s'en prendre aux forces de l'ordre.»

Avant les troubles de ces derniers jours, une quarantaine de cités étaient classées «sensibles» par les RG, comme les Beaudottes, à Sevran, ou Aulnay 3000. Le calme relatif, qui régnait dans les autres, était attribué à la mainmise des voyous sur ces quartiers, où ils font prospérer leur business. Le désordre nuit aux affaires… L'économie souterraine est en effet une autre plaie du département. Par exemple, un groupe de trafiquants de drogue avait investi la cité d'Orgemont, à Epinay-sur-Seine. Il était organisé comme une véritable entreprise, avec sa hiérarchie et ses horaires. Autour d'un noyau dur, le grossiste et ses adjoints directs, gravitaient une quarantaine de personnes, qui travaillaient de 9 h 30 à 21 heures précises, jamais plus de trois jours d'affilée. Les plus modestes avaient pour tâche de guider les clients vers les revendeurs, répartis dans huit endroits du quartier. D'autres assuraient le ravitaillement en drogue. Enfin, des «commerciaux» relançaient, par téléphone, les clients potentiels en proposant des promotions: «5 grammes de coke à 250 euros» …

Cette PME de la drogue dégageait de 3 000 à 5 000 euros par jour. Les revendeurs touchaient entre 50 et 300 euros, selon leurs performances. Les guetteurs recevaient 80 euros. Ces postes subalternes avaient été confiés à des mineurs. Pour en venir à bout, les policiers ont enquêté pendant plus d'un an. Les auteurs de ce trafic viennent d'être condamnés à des peines allant jusqu'à quatre ans de prison ferme - l'affaire est en appel.

Mais il n'aurait fallu que quelques jours, pour que d'autres dealers occupent la place laissée vacante… «Il est probable qu'aucune cité n'échappe totalement à cette économie parallèle», déplore le procureur de la République de Bobigny, François Molins. La manne issue des trafics irrigue les grands ensembles et attire les plus jeunes, qui y voient une sorte de promotion sociale.

La délinquance des mineurs reste en effet le souci le plus préoccupant de la Seine-Saint-Denis. C'est un problème de fond. Comme en témoigne le commissaire Philippe Lutz, patron du district de Bobigny. Chaque année, il intervient dans les collèges afin de sensibiliser les enfants, auxquels il demande de répondre, de façon anonyme, à un questionnaire. «25 % des élèves considèrent que frapper un copain ou insulter un professeur n'est pas grave, commente Lutz. Ils sont parfois 10 % à penser qu'incendier un véhicule ne l'est pas non plus.»

«Les deux tiers des effectifs du commissariat de Saint-Denis ont moins de cinq ans d'ancienneté»

La part des mineurs représente 21,92 % de la totalité des actes de délinquance. Un rapport de l'Inspection générale des services judiciaires (IGSJ), portant sur le fonctionnement de la juridiction des mineurs, notait que, en 2003, 9 925 affaires avaient été poursuivies à Bobigny, contre 4 107 à Créteil, 4 134 à Marseille et 6 673 à Paris… Ce qui fait du tribunal pour enfants de Bobigny le premier de France.

Les raisons de cette désastreuse situation sont d'abord sociales. Sur les 1 396 122 habitants de la Seine-Saint-Denis, 250 000 vivent sous le seuil de pauvreté, dont 28 % des moins de 20 ans. «Ceux qui vont le plus mal et qui posent le plus de problèmes sont les jeunes déscolarisés», note Charlotte Trabut, juge au tribunal de Bobigny et membre de l'Association des magistrats de la jeunesse et de la famille. «Beaucoup de jeunes en échec scolaire sont orientés vers des formations professionnelles, qu'ils n'ont pas souhaitées ou qui sont des voies de garage, affirme-t-elle. Du coup, ils ne vont plus en cours et sont, peu à peu, livrés à eux-mêmes.»

Ces mineurs délinquants ne sont pourtant pas tous de dangereux malfaiteurs. Certains ont bien, selon un magistrat, «des palmarès incroyables», notamment en matière de vol avec violence ou de vol à la roulotte. «Mais, poursuit-il, la plupart du temps, les dossiers portent sur quatre ou cinq infractions.» Tel cet adolescent, alcoolique depuis l'âge de 14 ans, qui vole des voitures, quand il est ivre...

Une vie judiciaire à flux tendu
Un autre constat inquiète : la montée en puissance, chez les mineurs, des procédures pour «outrage à agent de la force publique», établies lors des contrôles d'identité. «Elles représentent un cinquième de mes dossiers, déplore Charlotte Trabut, qui remarque : cela ne fait qu'aggraver le contentieux, qui existe entre les jeunes et la police.»

De son côté, le parquet a reçu, en 2004, plus de 180 000 nouveaux dossiers. Et peine à faire face. Exemples d'une journée ordinaire au tribunal de grande instance de Bobigny. Lundi 31 octobre, 13 heures, jour des comparutions directes. La salle n° 4, aux bancs de bois blanc, se peuple lentement. Les magistrats s'installent pour une séance, qui promet d'être longue. Cédric, une vingtaine d'années, s'est fait coincer le 17 septembre, alors qu'il volait des autoradios. Le jeune homme, à l'allure pourtant sage, est un toxicomane sous traitement de substitution. Il habite dans une caravane avec sa femme et ses quatre enfants. Il n'a pas d'avocat. «Voulez-vous vous défendre vous-même ? demande, dubitative, la présidente. - Non», répond Cédric. L'affaire est renvoyée en fin de séance, de quoi laisser à l'avocat de permanence le temps de parcourir rapidement le dossier.

Vient ensuite le tour de Zena. Le jeune homme n'arrive pas à expliquer pourquoi il s'est fait contrôler, à deux reprises, sans permis de conduire. «Je devais voir un ami», bredouille-t-il. Il écope de deux mois avec sursis. Aussitôt, un autre accusé prend sa place. C'est un jeune Egyptien copte en situation irrégulière. Il n'a pas de défenseur non plus et ne comprend pas le français. «Le traducteur est-il disponible ?» interroge la présidente. On va le chercher dans la salle voisine, mais il traduit un verdict à d'autres accusés. Finalement, le jeune copte a droit à un délai : une semaine. En attendant, il couchera en prison.

Dehors, dans le jardin intérieur, qui tient lieu de salle des pas perdus, les familles et les copains attendent les jugements. Une jeune femme escorte son père d'origine maghrébine. Le vieil homme, accablé, doit s'adresser à l'aide juridictionnelle pour dénicher un avocat pour son fils. C'est elle qui traduit. La Seine-Saint-Denis a le record national de cette aide, délivrée aux plus démunis: 10 % en profitent.

Ainsi va la vie judiciaire à Bobigny, à flux tendu. Le dernier rapport de l'Inspection générale des services judiciaires affirme ainsi que les magistrats traitant de la délinquance des majeurs «sont confrontés à une charge de travail trop importante et ne disposent pas du temps nécessaire pour assumer l'intégralité de leurs tâches. [...] [Ils] ne sont pas en capacité de suivre les enquêtes en cours et d'assurer une direction effective de la police judiciaire».

La police se heurte aux mêmes problèmes récurrents. «Les effectifs ne sont pas à la hauteur des enjeux du département le plus dur de France», déplore Frédéric Lagache, responsable du syndicat Alliance. Les 4 300 fonctionnaires du 93 sont principalement constitués de novices, tout juste sortis de l'école de police. Beaucoup sont encore stagiaires. «Les deux tiers des effectifs de police du commissariat de Saint-Denis ont moins de cinq ans d'ancienneté», tempête un officier. Et l'encadrement fait cruellement défaut : les gradés sont mutés en province… Car la plupart des fonctionnaires n'aspirent qu'à une chose : partir ! En quatre ans, c'est l'ensemble du corps des gardiens de la paix, qui est ainsi intégralement renouvelé. «Si l'on veut répondre à la criminalité, il faut absolument des policiers opérationnels fidélisés», remarque Eric Blot, du syndicat Synergie Officiers.

Reste à savoir si un surcroît de policiers plus expérimentés et l'arrivée de nouveaux magistrats suffiraient à sortir la Seine-Saint-Denis de la crise. Sans doute pas, car cette insécurité est évidemment liée aux lourdes difficultés économiques et sociales, qui plombent le département. La réponse doit donc venir des politiques. Il est déjà bien tard…

© L'EXPRESS

L'Express du 07/05/1998
Plongée dans le chaudron de Seine-Saint-Denis

par Anne-Marie Casteret

Délinquance juvénile, chômage, précarité, situation scolaire catastrophique : le département créé en 1964 est devenu le sismographe des tensions sociales du pays. Histoire d'une faillite exemplaire

Saint-Denis. Centre-ville. «Aujourd'hui, dans tous les actes de la vie quotidienne, nous sommes en guerre.» Fethi Benslama n'est ni enseignant, ni sans-papiers. Ce psychanalyste, installé au pied de la basilique, travaille depuis dix ans à l'aide sociale à l'enfance de la Seine-Saint-Denis, le département en ébullition de la banlieue parisienne. Après des années de réclamations et de mises en garde, les enseignants, les éducateurs, tous les acteurs sociaux du «93» sont maintenant très en colère. Ils n'en peuvent plus de «vider l'océan avec une petite cuillère», et la tempête, qui souffle dans les cours d'école depuis des semaines, pourrait bien emporter tout le département et aller au-delà.

Population: 1 411 500 habitants, dont 21,2 % d'étrangers (1er rang en France)
Moins de 25 ans : 37,3 % (France : 33,9%)
Taux de chômage : 15 % (Ile-de-France : 10,8 %)
RMI : 35 061 allocataires (au 30 juin 1997), soit, avec les familles, 45 personnes couvertes pour 1 000 habitants (France : 34% 0)
Niveau d'études des plus de 15 ans : sans diplôme, 50,2 % (Ile-de-France : 40,5 %); diplôme supérieur, 4 % (IDF : 10,4 %) Professions : cadres, 9 % (Ile-de-France : 19,2 %); ouvriers, 31,8% (IDF : 22,4 %); employés, 33,9 % (IDF : 29,9 %)

Née de la réforme administrative de 1964, la Seine-Saint-Denis est un patchwork, où se côtoient des eldorados économiques et des zones de grande pauvreté, des quartiers résidentiels et des HLM délabrées. Un patchwork, qui atteint de tristes records : 1er rang au niveau national pour la délinquance des mineurs. De 15 à 20 % de chômeurs. De 30 à 50% de familles exonérées d'impôts. Ce bastion du communisme, rubis politique de la ceinture rouge parisienne pendant les Trente Glorieuses, sombre aujourd'hui dans les bras du Front national (30 % au second tour des cantonales). Et Fethi Benslama s'indigne de la démission des politiques : «Ils nous enferment dans un jeu totalement pervers : ils refusent d'alarmer pour ne pas faire le jeu de Le Pen, mais c'est justement le déni de la réalité, qui fait grimper le Front. Moi, j'ai des yeux pour voir. Je vois les commerces fermer les uns après les autres. Je vois les voisins partir, dès qu'ils le peuvent. Je vois les immeubles du quartier se remplir de familles de plus en plus fragilisées par la crise. Je vois mon fils souffrir de la violence à l'école. Au centre d'aide sociale, je vois des enfants de 10 ans déjà psychopathes. Les pouvoirs publics ne peuvent pas laisser un département tout entier partir à la dérive.» Comment la Seine-Saint-Denis est-elle ainsi devenue le sismographe de toutes les tensions sociales du pays ? Pour Jack Ralite, maire communiste d'Aubervilliers, la réponse est évidente : «Nous sommes victimes d'une injustice séculaire. On ne peut pas comprendre la situation actuelle, si l'on ne comprend pas comment ce département a été formé.»

- 1 - L'arrière-cour de Paris
La Plaine-Saint-Denis. Avenue Wilson. Les ouvriers finissent de planter arbres et buissons sur le terre-plein, qui recouvre enfin l'autoroute A 1. L'ancienne rue de Paris avait été éventrée en 1963, au grand dam des riverains voyant ainsi mutilé l'un des plus beaux mails de la région parisienne, emprunté autrefois par les rois de France pour se rendre à la basilique. La vie du quartier en fut, du même coup, anéantie. Sans l'implantation toute récente du «Grand Stade» au bout de l'avenue, les élus locaux n'auraient jamais obtenu réparation d'un tel préjudice. Aujourd'hui, les immeubles haussmanniens ont retrouvé leur vis-à-vis, et la voie royale, son identité. Un symbole fort pour les Séquanodionysiens: la restauration de leur avenue principale augure peut-être enfin la revitalisation de toute La Plaine-Saint-Denis, haut lieu chargé d'Histoire, 760 hectares de friche, où, parmi les herbes folles et les usines désaffectées, gît le mythe fondateur de la classe ouvrière.

L'épopée commence en 1860. Haussmann et Napoléon III se sentent à l'étroit dans une capitale cernée d'usines nauséabondes et d'ouvriers révolutionnaires. Pour desserrer l'étau, il faut agrandir la ville. D'un trait de plume, Paris s'approprie donc les villages situés entre le mur des Fermiers-Généraux et les fortifications, reculant les barrières d'octroi de l'ancienne à la nouvelle enceinte. Voilà les industriels des communes annexées piégés : ou bien ils restent et paient la taxe à chaque échange avec la province, ou bien ils s'installent hors des murs. Au nord, la plaine Saint-Denis leur tend les bras. Avec son canal et son chemin de fer, elle offre de larges espaces idéalement desservis. Manufactures, métallurgie, industries textile et chimique, entraînant dans leur sillage cette main-d'œuvre frondeuse, qui fait trembler Paris, envahissent bientôt la campagne. Usines et habitats ouvriers grignotent progressivement la Petite, puis la Seconde Couronne, provoquant l'urbanisation anarchique de ce qui devient, en 1920, la première zone industrielle d'Europe. Elle sert surtout d'arrière-cour à Paris, qui y transfère ses entrepôts de marchandises, ses usines polluantes et ses déchets. La plaine fume, la plaine noircit, la plaine pue. Mais la plaine tourne à plein rendement, attirant les provinciaux et les travailleurs de toute l'Europe, quintuplant sa population en quelques décennies. Elle constitue le terreau fertile de la banlieue rouge, sur lequel va croître un groupe social homogène, soudé et fortement ancré à gauche : les ouvriers.

L'essor économique se poursuit, avec quelques ratés, pendant la première moitié du XXe siècle et s'intensifie après la Seconde Guerre mondiale. Tant et si bien qu'en 1960, un siècle après Napoléon III, de Gaulle s'alarme de la «ceinture rouge». L'Etat, qui avait largement contribué à la concentration industrielle de la banlieue nord, décide de mener une politique de délocalisation, primes à l'appui. D'abord réticents, les chefs d'entreprise se laissent ensuite séduire. Ils transfèrent peu à peu leurs unités de production en province. Les ouvriers suivent ou débauchent. La crise économique des années 70-80 précipite le tout: des dizaines de milliers d'emplois disparaissent. La Plaine-Saint-Denis s'endort au pied du périphérique, et le berceau de l'industrie parisienne n'est bientôt plus qu'une immense friche industrielle ponctuée de petits pavillons, de dépotoirs et de quelques sièges sociaux.

«C'était une image de désolation, insupportable pour tous les habitants. C'est pourquoi, en 1985, les maires des communes limitrophes de La Plaine et le conseil général ont décidé de former un syndicat pour revitaliser cet endroit stratégique, explique Marc Faugères, urbaniste à La Plaine-Renaissance. «Aujourd'hui, entre le Stade de France, les autoroutes et les aéroports, le potentiel de La Plaine est réel. S'il y a eu disparition de l'ancienne industrie lourde, en revanche, le tertiaire et la recherche s'y développent. L'audiovisuel, quelques grandes marques textiles s'y sont récemment installés. Et le Stade de France a donné un formidable coup d'accélérateur au projet.» En réalité, c'est tout l'axe La Plaine-Le Bourget-Garonor-Roissy, qui retient l'attention du conseil général. Il constitue, en effet, un fort pôle d'attraction pour les activités de transport et la haute technologie. Et un pactole pour Tremblay-en-France, Villepinte, Aulnay-sous-Bois, Saint-Denis, qui perçoivent de fortes taxes professionnelles. Mais les 45 000 emplois, qu'il génère exigent des qualifications hors de portée de la grande majorité des Séquanodionysiens. En Seine-Saint-Denis, il y a des villes riches peuplées de gens pauvres, des villes riches, où ceux qui travaillent ne sont pas ceux qui y habitent.

- 2 - Le déversoir de La Courneuve
La Courneuve. Cité des 4 000. Inutile de chercher à rencontrer les parents Baba. Depuis leur garde à vue au commissariat de Bobigny, ils refusent tout contact. «Ils ont honte, ils ne comprennent pas, ils disent que leurs enfants n'ont rien fait», explique Mme Siby, de l'Association des femmes maliennes. Rien fait ? Une trentaine de graves délits : vol, recel, incendie de voiture, cambriolage de pharmacie. «Il y a une forte progression des vols avec violence commis par des enfants de plus en plus jeunes, et nous voulons responsabiliser leurs parents», dit Françoise Guyot, la juge, qui a signé la mise en garde à vue des parents Baba. Depuis cinq ans, le tribunal pour mineurs de Bobigny convoque donc systématiquement les parents des jeunes délinquants et, dans les cas les plus graves, n'hésite pas à sanctionner. Plusieurs parents de La Courneuve ont ainsi dû répondre des méfaits de leurs enfants. La Cité des 4 000 en a vu d'autres. Depuis vingt ans, ces quatre grandes barres campées en chiens de faïence font régulièrement la Une des journaux : violence, drogue, assassinats, fuite des commerçants, loi du silence. Construite dans l'euphorie des Trente Glorieuses, la cité est devenue une zone de non-droit, où s'entassent des familles de plus en plus marginalisées. On évoque régulièrement la crise, le chômage, l'immigration incontrôlée pour expliquer un tel déclin. Mais l'urbanisme fou et le cynisme politique n'y jouent pas un rôle accessoire.

La cité fut construite en 1964 pour répondre aux besoins nés de l'après-guerre, comme l'explique Jacques Girault, historien à la faculté de Villetaneuse et coordinateur du numéro de mai de la revue Autrement, entièrement consacré à la Seine-Saint-Denis : «Il y avait afflux de population et pénurie de logements. La banlieue nord, en particulier, regorgeait de bidonvilles et de garnis insalubres. De la reconstruction l'Etat va faire une tâche impérative, et, des logements sociaux, une priorité.»

Le gouvernement lance son programme d'HLM. Les architectes planchent sur des barres et des tours pouvant absorber des milliers de foyers. Le BTP inaugure grues géantes et matériaux préfabriqués, innovations, qui permettent de licencier les ouvriers qualifiés au profit de la main-d'œuvre à bon marché venue du pourtour méditerranéen. Où implanter les grands ensembles ? Paris n'a pas de place... mais en banlieue, et surtout en banlieue rouge, il y a des terrains, du foncier abordable, des pauvres et des ouvriers. Autant rassembler les populations. 38 cités HLM de plus de 1 000 logements sont à répartir sur les 40 communes du département ? 32 vont élire domicile en terre de gauche, dont 28 dans les 22 communes du bloc communiste.

«Finalement, ce fut l'accord du siècle, sourit Laurent Thibault, adjoint au maire de La Courneuve. De Gaulle reconstruit la France. Le BTP fait fortune. Paris exporte ses pauvres, et le PC importe son électorat.» Car ce sont des ouvriers et des employés, qui occupent d'abord les grands ensembles. Ravis de trouver l'eau courante, le chauffage et les ascenseurs. Après, ils découvrent le bruit, la promiscuité, la dégradation rapide du béton et les bagarres entre offices d'HLM.

Les 4 000 en sont l'exemple flagrant. La ville de Paris, qui a acheté le terrain 17 francs le mètre carré, est l'unique propriétaire. Elle expédie ses ouvriers, ses rapatriés d'Algérie, ses immigrés, puis ses vieillards, ses chômeurs, ses marginaux dans des immeubles de qualité médiocre. Très vite, le béton éclate, le fer rouille. La Courneuve se retourne alors contre Paris, qui se retourne contre le constructeur, qui a fait faillite. Pas de rénovation, à peine d'entretien. Le maire de La Courneuve tempête, demande que la cité soit dévolue à son propre office d'HLM. En vain. Paris est trop content de disposer d'un tel déversoir.

Entre-temps, les premiers locataires, les familles aux revenus modestes mais réguliers commencent à prendre le large. La politique des prêts d'accession à la propriété, la délocalisation des entreprises les poussent à déménager pour acheter un petit pavillon en grande banlieue ou pour trouver un autre emploi. La crise et la dégradation des bâtiments vont accélérer la rotation : ne reste bientôt plus sur place que la clientèle captive - bas salaires, travailleurs immigrés, chômeurs, cas sociaux. La délinquance grimpe, les commerçants ferment.

Il faudra un crime insupportable, l'assassinat d'un enfant par un voisin irascible en 1983, pour que Paris cède enfin la gestion des grandes barres et de leurs 20 000 habitants à l'office d'HLM de La Courneuve. Les élus embouchent alors les trompettes de la Renommée et annoncent une réhabilitation concertée entre l'Etat, la commune et la région pour 97 millions de francs : Tatata… Une barre est détruite par implosion : Tatata… Un nouveau quartier naît avec de beaux logements et de vraies rues : Tatata… Et puis plus rien. Des 4 000 logements, un quart ont bénéficié d'une restauration sommaire. Pour le reste, le plan Marshall est retombé comme un soufflé.

Aujourd'hui, la cité souffre moins de la dégradation du bâti que de la ségrégation sociale, dont elle a été victime : 55% de très bas salaires, 33 % de chômage et 30 % de population immigrée repliée en communautés ethniques désarmées devant des jeunes, qui leur échappent. C'est pour lutter contre cette déstructuration que les travailleurs et les femmes du Mali ont ouvert un local d'entraide et d'alphabétisation dans l'une des anciennes boutiques de ce qui avait été un centre commercial. Parce que la garde à vue des parents Baba avait traumatisé les familles, l'association a demandé à la juge Guyot de venir exposer la responsabilité juridique des parents d'enfants mineurs. Les Baba ont refusé d'assister à la réunion. Mais une autre Malienne, qui avait subi la même épreuve, est venue dire son humiliation. Françoise Guyot a expliqué la loi. A la fin, la mère a embrassé la juge : «Merci, merci, je crois que j'ai compris.» Ce n'est pas souvent qu'on reçoit un magistrat en consultation aux 4 000.

- 3 - Du triomphe à la déglingue du PC
Aubervilliers. Rue Firmin-Gémier. De sa fenêtre, Albert montre l'ancien emplacement de l'usine Astra-Calvé, où il a fait toute sa carrière. «A l'époque, quand on voulait partir, c'était le patron, qui nous retenait.» Albert et Raymonde ont fêté leurs noces d'or l'année dernière. Tous les jours, ils croisent des jeunes désœuvrés dans la rue. «On se dit bonjour, mais moi, ce que j'aimerais, c'est qu'ils viennent m'embrasser, qu'ils m'appellent pépé.» Albert n'a rien d'un doux naïf perdu dans ses nuages. Lui et sa femme ont subi quatre agressions - «La plus violente, c'était à l'Opéra, pas ici» - mais le racisme, il ne supporte pas. Ce n'est pas à un vieil ouvrier syndicaliste qu'on fera faire la grimace. A Raymonde non plus. «Il suffit de remonter pas bien loin, vous savez, ici, nous sommes tous mélangés», dit cette fille d'Italiens venus chercher fortune à Aubervilliers dans les années 30.

Seine-Saint-Denis, terre d'immigration. Dès le début du XIXe siècle, le nord de la banlieue parisienne attire les provinciaux d'abord, les étrangers ensuite. Lorrains, Bretons, Belges, Polonais, Espagnols, Italiens, Portugais et Maghrébins se glissent dans les interstices de la révolution industrielle. Un temps tari par la crise de 1930, le flux migratoire reprend de plus belle après la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction et le triomphe du BTP. On est en pleine expansion économique, il n'y a encore guère de xénophobie, et les organisations ouvrières vont jouer un rôle déterminant dans la cohésion de tous les travailleurs et l'intégration des étrangers. Seine-Saint-Denis, terre de mission. De la grande époque du PC, Bernard, ex-ajusteur à Montreuil et militant de base dans les années 60, cherche les mots justes pour dire le combat de toute une vie : «C'est inoubliable. Moi, je travaillais le jour, je militais la nuit et je vendais L'Humanité le dimanche. Il y avait une cellule du Parti dans chaque HLM. Nous avons tout inventé, la médecine pour tous, les logements sociaux, la solidarité, les associations sportives, les cinémas de quartier, les colonies de vacances, tout... Quand une entreprise voulait délocaliser, on allait manifester en chœur, maire en tête. Il y avait une fraternité et une espérance : nous allions ensemble vers un avenir meilleur.»

Dans la revue Autrement, le politologue Henri Rey résume bien ce phénomène de cristallisation du mouvement révolutionnaire dans la banlieue nord : «L'hégémonie communiste se construit autour du référent ouvrier, du pouvoir municipal, du mouvement syndical et associatif et du Parti lui-même... Elle cimente une culture de la différence légitime.»

Entamée après la Première Guerre mondiale, la conquête de la zone industrielle par le PC est rapide. En 1936, le département obtient 44 % de votes communistes aux élections municipales. En 1963, c'est l'apogée, tant législative que municipale, avec des scores dépassant parfois les 60 %. La réponse du pouvoir central ne traîne pas. Une réorganisation administrative crée la Seine-Saint-Denis, qui isole les communes de gauche de l'ex-département de la Seine et les marie aux cantons ruraux de l'ancienne Seine-et-Oise. Puis commence l'implantation de ces grands ensembles peuplés d'ouvriers et d'employés, refusés par la droite, accueillis par la gauche. L'accord tacite du siècle va se révéler judicieux pour les communistes. Les statistiques montrent que, pendant vingt ans, les grands ensembles voteront massivement à gauche... jusqu'à l'émigration de ceux qui se montrent les plus aptes à poursuivre l'ascension sociale entamée par leurs parents.

En 1962, les ouvriers représentent la moitié de la population active du département. En 1982, moins du tiers. Ceux qui partent appartiennent souvent à l'aristocratie militante ouvrière. Du coup, ce sont les rouages de l'encadrement communiste, qui sautent. Ceux qui restent ou qui arrivent subissent chaque jour davantage les ravages de la précarité. Ils ne sont guère politisés... ou n'ont pas le droit de vote. La nouvelle vague d'immigrés d'Afrique noire, de Turquie, d'Europe de l'Est, du Pakistan, de Sri Lanka et le regroupement familial, décrété en 1975, entraînent une recomposition des grands ensembles et provoquent de vives tensions. Le PC dégringole, l'abstentionnisme et le Front national grimpent. Aux dernières élections, près de 1 Séquanodionysien sur 2 s'est abstenu, 1 votant sur 4 s'est prononcé pour le PC, 1 sur 5 pour le Front. Mais, selon les observateurs, ce ne sont pas les barres, qui votent FN, ce sont les quartiers pavillonnaires.

- 4 - Le Bronx, sans la ville autour
Montfermeil. Hôpital public. Sur le trottoir, deux bandes de gamins s'affrontent au couteau. Dans la cour, devant l'entrée des urgences, le vigile fait sa ronde avec un chien-loup muselé. Catherine Souchet, la surveillante-chef, explique qu'une dizaine de jeunes sont entrés de nuit dans l'hôpital pour saccager un service. Depuis, l'administration fait appel à des vigiles privés. Pourquoi cette violence urbaine dans un gros bourg rural ? C'est que, à un kilomètre, passé les maisons cossues et les haies de forsythias, il y a Les Bosquets. Un autre visage du 93, un mariage contre nature, qui constituera sans doute un cas d'école pour les futures générations d'urbanistes : le grand ensemble parachuté en plein tissu campagnard et géré en copropriété. Trente ans plus tard, le résultat est catastrophique. Les «petits Blancs» ont fui, louant, sous-louant, sous-sous-louant de véritables clapiers. Les Bosquets, c'est le Bronx sans la ville autour, sans troquets, sans transports, sans commerces. La vraie réserve d'Indiens. Depuis 1990, Bernard Tapie, puis Eric Raoult avaient pourtant claironné la bonne nouvelle : Les Bosquets devenaient le «laboratoire avancé de la politique de la ville». Les deux ministres de la Ville ont fait trois petits tours devant les portes défoncées et les antennes paraboliques et puis s'en sont allés. Il y a des mots qui tuent. L'espoir envolé, les bandes des Bosquets ont repris leurs expéditions punitives sur le monde. On leur en a parachuté, des associations et des laboratoires sociaux. Après quelques années de dévouement, les animateurs dépriment et s'en vont : «On sert d'alibi, on n'a aucun moyen», dit Rachida, qui faisait du soutien scolaire avant de tout laisser tomber le jour où elle a vu un enfant de 8 ans planter son couteau dans la cuisse d'un copain.

«Tous les jours, à l'hôpital, nous recevons des enfants très jeunes, qui ne sont accompagnés par personne, explique le Dr Maurice Raphaël, responsable des urgences. Souvent, c'est la sœur de 12 ans, qui accompagne le petit de 4 ans. Nous demandons toujours aux parents de venir les chercher. Mais le gros problème, ce sont les bandes des 8-13 ans. Ils peuvent être très agressifs et parfois sérieusement blessés.» En grande partie pavillonnaire, Montfermeil est l'une des communes, où l'on flirte avec l'extrême droite. Les propriétaires de maisons individuelles en ont assez de subir des exactions et chargent la cité de tous les méfaits de la région. Leur peur se nourrit de fantasmes et de rumeurs. Forcément, les immigrés, ils ne les connaissent pas. Ils ne mettent jamais les pieds aux Bosquets.

- 5 - «Piégés comme des rats»
Aubervilliers. Porte de la Villette. La brasserie Piccadilly est en pleine révolte. Les habitants et les commerçants du quartier viennent soutenir le patron, Guy Peynet, qui assigne en justice le maire communiste, Jack Ralite, et la CGIS (Compagnie générale d'immobilier et de services) pour déficit d'exploitation. A côté de la brasserie, une immense tour luxueuse brave le trottoir jonché de papiers gras et de voitures cassées. 40 000 mètres carrés de bureaux... vides depuis cinq ans. «La CGIS a acheté le bâtiment, viré les petites sociétés locataires et rénové. Maintenant, c'est très beau, mais personne n'y vient, et moi, j'ai perdu ma clientèle.»

Guy de Boisgrollier, de la CGIS, explique, lui, que sa société misait sur le développement du quartier, face à la Cité des sciences : «D'ailleurs, ce n'est pas tant le loyer que la taxe professionnelle, qui rebute les clients : elle est deux fois plus élevée en Seine-Saint-Denis qu'à Paris.» Jack Ralite, lui, balaie l'argument et dénonce la spéculation : «Voilà comment on stérilise tout un quartier. Si nous n'avions pas été extrêmement vigilants, il y aurait des petits Levallois tout le long du périphérique.» La lutte contre la spéculation aura été le fer de lance des maires communistes, avec une campagne musclée contre les promoteurs : «La Seine-Saint-Denis n'est pas un fromage.» Mais, aujourd'hui, de nombreux administrés leur retournent le compliment : «Ils ont exercé systématiquement leur droit de préemption et gelé les terrains. De la maîtrise totale du foncier ils ont fait un outil de régulation du marché : pas de spéculation, pas de privé. Rien que des HLM attribuées en priorité aux employés de la commune», raconte un ancien adjoint au maire de Saint-Denis. «La ville emploie actuellement 2 600 agents municipaux, c'est énorme. A raison de 3,5 votants par employé, vous vous assurez un fidèle électorat.»

Patrick Braouezec, maire de Saint-Denis, ayant refusé de répondre à nos questions, c'est Jack Ralite, qui, pour sa ville, taille en pièces l'argumentation : «Nous avons beaucoup acheté et démoli, parce que les logements étaient infects, dangereux. Certains propriétaires n'hésitaient pas à les louer à de pauvres gens..., que nous recueillions ensuite dans nos parcs HLM.» Aubervilliers s'est montré ainsi une ville pionnière en matière de lutte contre l'insalubrité et le saturnisme, intoxication due aux vieilles peintures au plomb. Il n'empêche qu'une fois les maisons détruites, bien des rues sont restées en friche, faute de crédits publics et malgré des propositions privées. Une politique de la terre brûlée, qui, en décourageant l'installation des classes moyennes, a renforcé la ségrégation sociale.

Joseph Le Net, architecte, et sa femme, Anna Alter, journaliste, en savent quelque chose. En 1990, ils ont retapé une petite maison dans le quartier de la Villette. Depuis, de préemption en préemption, leur environnement se mue en champ de ruines. Joseph Le Net propose alors un projet de petits pavillons individuels. Il se charge de trouver le financement privé. La mairie répond qu'elle prévoit un espace vert et une maison de l'enfance. Mais, depuis cinq ans, aucun chantier à l'horizon. «C'est insupportable, dit Anna. On ne peut pas rester, parce que c'est impossible de vivre dans les gravats, et on ne peut pas vendre, parce que personne ne voudra acheter. Nous sommes piégés comme des rats. Ne cherchez pas plus loin les raisons du score du Front national. Ceux qui votent FN, ce sont les petits propriétaires assignés à résidence.» Sa fille est inscrite dans un collège parisien. Elle ne supportait plus la tension, qui régnait dans son école. «Les gamins et les enseignants ont bien raison de se révolter. C'est le ghetto. Moi, je ne veux pas que ma fille en fasse les frais.»

- 6 - Handicaps sociaux cumulés
Bobigny. Inspection d'académie. Yves Bottin est visiblement épuisé, exaspéré par les grèves. Il reconnaît que la situation est difficile. «L'un des gros points noirs du département, c'est le départ des familles aisées. Il y a un écrémage permanent des enfants. Nous gardons ceux qui ont le plus de problèmes.» Son travail de terrain et ses analyses ont servi de canevas au recteur Fortier, chargé par Claude Allègre de dresser un «état des lieux» de l'enseignement en Seine-Saint-Denis. Le bilan est éloquent : «Ce département cumule de manière exacerbée les handicaps sociaux de cette fin de siècle», souligne Jean-Claude Fortier. Alors que la population du 93 est jeune (37,5 % de moins de 25 ans), le taux d'encadrement scolaire est l'un des plus bas de France. Le taux de réussite au bac est de 46,4 % (pour 72 % à Paris). Le retard massif, note le rapporteur, commence dès l'école primaire.

Le premier plan de rattrapage proposé par le ministre a paru si modeste, en regard de si profondes failles, qu'un mouvement de grève générale paralyse lycées et collèges depuis des semaines, sur le thème «On veut des moyens, on n'est pas des moins que rien». C'est à une remise en question radicale de leur fonction qu'instituteurs et professeurs se heurtent aujourd'hui. Les voici revenus au rôle missionnaire des hussards noirs de la IIIe République : enseigner, éduquer, voire nourrir les malnutris. Et les enseignants du 93 sont en majorité des débutants inexpérimentés, les plus anciens demandant leur mutation. Ces jeunes professeurs se sentent dépassés et abandonnés par leur hiérarchie, même s'ils trouvent leurs élèves «exaspérants en groupe, mais particulièrement attachants individuellement».

José Tovar (FSU) avoue aujourd'hui son découragement : «Nous nous sommes battus pour avoir des collèges, puis des lycées. Notre premier plan d'urgence remonte à 1987. Personne ne nous a écoutés. Il a toujours fallu se battre pour tout. En banlieue nord, rien n'est acquis, tout a été conquis. C'est une injustice, qui se perpétue. Nous sommes à un tournant décisif. Si cette fois les pouvoirs publics ne le négocient pas, c'est fichu.»

- 7 - Inconséquence politique
La Courneuve. Quartier de L'Orme-Seul. La voiture de Laurent Thibault tourne autour des petits immeubles clairs séparés par de vraies rues. L'Orme-Seul, c'est une nouvelle conception, réussie, de l'habitat social. L'adjoint au maire de La Courneuve chargé de l'urbanisme insiste : «Pour réparer les erreurs du passé et construire la citoyenneté dans l'espace, il faut non seulement des moyens colossaux, mais aussi une volonté politique claire de faire aboutir les projets.»

Et voilà où le bât blesse : c'est en Seine- Saint-Denis que pratiquement toutes les innovations sociales ont été testées : écoles pilotes, îlotage, équipes socio- éducatives de sécurité. Mais, l'expérience terminée, rien de définitif n'est mis en place. «Il n'y a trop souvent qu'un simple effet d'annonce. On ne fait jamais atterrir les expérimentations», renchérit Marie-Christine Labat. Avec son collègue Frédéric Attal, ces deux autres adjoints au maire de La Courneuve se sont penchés pendant une semaine sur les dossiers de traitement de la délinquance juvénile. Eux aussi sont en colère. «Vous vous rendez compte, il manque 100 éducateurs pour suivre ces enfants… Et la brigade d'action criminelle, faute de voiture, se déplace à pied. De qui se moque-t-on ?»

De qui se moque-t-on ? C'est le leitmotiv de ces jeunes politiques, mais aussi des responsables de toutes ces associations, qui font la richesse de la Seine-Saint-Denis. Des gens «formidables», qui servent trop souvent de paravent à une totale inconséquence des pouvoirs publics. La révolte des jeunes du 93 va-t-elle décider enfin l'Etat à programmer un plan de sauvetage prioritaire pour tout le département ? Ou, avec ses quartiers dévastés, ses habitants exaspérés, ses éducateurs minés et ses réserves d'Indiens, la Seine-Saint-Denis va-t-elle rester en jachère ? Une vaste friche saupoudrée de quelques équipes for-mi-da-bles et guettée par les spéculateurs de tout poil ?

L'autre jour, Anna Alter rencontre Jack Ralite à la mairie. Elle râle, clame son désir de partir au plus tôt. Ralite répond politique sociale, solidarité, créations culturelles. «Eh bien, oui ! a claironné la journaliste d'origine polonaise, c'est comme en Europe de l'Est : on a des rues défoncées, des théâtres et des gens muselés.» Jack Ralite a soupiré, plissé son visage de poulbot, lissé ses cheveux d'artiste, croisé son manteau de sénateur avant de partir à pied rejoindre son HLM. Il aime sa ville. Pour lui, Aubervilliers, c'est encore Vaison-la-Romaine au temps des cerises.

La Seine-Saint-Denis

- Population : 1 41 500 habitants;

- Moins de 20 ans : 28,5 % (Ile-de-France : 26 %);

- Moins de 25 ans : 37,3 % (France : 33,9 %);

- Etrangers (connus) dans la population : 18,9 % (Ile-de-France : 12,9 %);

- % d'enfants d'immigrés : 45 %;

- % de la population en HLM : 32 % (Ile-de-France : 21 %)

- Foyers ne payant pas d'impôt : 42,4 % (Ile-de-France : 34,3 %);

- Chômage connu :15 % (Ile-de-France : 10,8 % début 1998);

- Criminalité constatée : 77,7 % / 1 000 habitants (5è rang criminel en France métropolitaine, hors Paris);

- Réussite au bac : 46,4 % (France : 61,3 %);

- RMIstes : 41,7 % / 1 000 habitants ("record" français; Ile-de-France : 24,5 % / 1 000)

 

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